samedi 13 avril 2013

SEANCE : LE PORTRAIT




Après l’autoportrait, on passe au portait : l’art de décrire l’autre. D'abord nous commençons par voir des photos d'Atget et de photographes de rue d'aujourd'hui... Ensuite nous passons à l'écriture... En essayant de cerner la ville à travers les êtres qui l’habitent, on part à la recherche des gens qu’on peut croiser. La consigne est la suivante : essayer de faire par écrit une suite de portraits-croquis, et saisir dans un geste rapide et agile plusieurs silhouettes citadines en action. Pour s’inspirer, on regarde d’abord les croquis extraordinaires de Leonard De Vinci ; puis c’est à nous de nous lancer dans l’art de décrire sans détails, en une ligne brève et précise, une silhouette. Chaque élève a portraituré une trentaine d’esquisses. Voici un collage de quelques résultats…
 


Quelqu’un qui porte un sac
Quelqu’un qui s’accroche à la vie pendant qu’il meurt
Un rêveur qui vole
Quelqu’un qui joue de la guitare
Quelqu’un qui joue au foot
Quelqu’un qui envoie un texte
Quelqu’un qui se bat pour quelque chose
Quelqu’un qui pleure
Mon grand-père qui pleure
Quelqu’un qui fait du Kung Fu
Un business man qui travaille
Quelqu’un qui regarde les horaires du bus pendant qu’on cri autour de lui
Quelqu’un qui gare sa voiture
Un vendeur à la sauvette qui survit
Quelqu’un qui crie
Quelqu’un qui se fait rattraper par les flics
Un mendiant qui demande de l’argent
Une fille qui regarde une robe
Quelqu’un qui promène son chien
Quelqu’un qui tombe
Quelqu’un qui se dispute
Quelqu’un qui est à terre
Quelqu’un qui va au travail
Quelqu’un qui traverse une rue
Quelqu’un qui parle tout seul
Quelqu’un qui vient du bled
Quelqu’un qui triche au contrôle
Quelqu’un qui se lève tôt
Quelqu’un qui roule sans permis
Quelqu’un qui porte un pack de lait
Quelqu’un qui apprend une mauvaise nouvelle
Un sportif qui tombe et se relève tout de suite
Quelqu’un qui écrit mange un grec
Quelqu’un qui va à la bibliothèque
Quelqu’un qui fouille dans les poubelles
Quelqu’un qui se fait frapper
Mon père qui fait la prière
Quelqu’un qui fait la guerre
Quelqu’un qui embrasse sa mère
Quelqu’un qui tient à la vie
Quelqu’un qui est malade
Quelqu’un qui a du mal à gagner sa vie
Quelqu’un qui a besoin d’oublier
Quelqu’un qui entre chez le coiffeur
Quelqu’un qui sort de chez le coiffeur
Mon cousin qui fait du trafic sans savoir que sa vie est en jeu
Quelqu’un qui tombe dans le vide
Quelqu’un qui malgré tout reste debout
Quelqu’un qui déprime
Quelqu’un qui nage
Quelqu’un qui s’endort
Quelqu’un qui accouche
Moi qui regarde vers le ciel

Classe de 3°D, Collège Victor Hugo




Quelqu’un qui s’ennuie
Quelqu’un qui déchire quelque chose
Un SDF recouvert de sacs plastique alors que la pluie tombe
Quelqu’un qui prie
Quelqu’un qui fait le plein d’essence
Un père qui console son enfant
Quelqu’un qui ferme une porte
Quelqu’un qui achète des médicaments
Lilly qui saute dans une flaque
Quelqu’un qui se promène un bouquet à la main
Un chômeur qui va à un rendez-vous
Quelqu’un qui nettoie les trottoirs
Quelqu’un qui vit sa vie
Quelqu’un qui pleure
Quelqu’un qui avance dans la vie
Quelqu’un qui court pour ne pas rater son train
Quelqu’un qui bouscule quelqu’un d’autre
Quelqu’un qui après avoir été bousculé ramasse ses affaires
Quelqu’un qui regarde sa montre
Quelqu’un qui boit trop
Ma vie qui s’effiloche
Quelqu’un qui rit sans savoir que tout peut s’arrêter
La mort qui pleure
Quelqu’un qui s’émerveille
Quelqu’un qui est fatigué
Quelqu’un qui monte au ciel
Quelqu’un qui naît
Puis quelqu’un qui vient de naître
Quelqu’un qui angoisse
Quelqu’un qui hait
Quelqu’un qui dit au revoir sans savoir qu’il ne reviendra jamais
Quelqu’un qui est à l’hôpital
Quelqu’un qui va changer sa vie
Quelqu’un qui a peur
Quelqu’un qui laisse traîner un parfum derrière lui
Quelqu’un qui parle tout seul
Quelqu’un qui me dévisage
Quelqu’un qui boîte douloureusement
Une femme en instance de divorce
Quelqu’un qui sait pas où il va
Quelqu’un qui se demande où ?
Quelqu’un qui escalade un grillage
Quelqu’un qui a tout perdu
Quelqu’un qui vieillit
Quelqu’un qui s’enfuit
Quelqu’un qu’on enterre
Quelqu’un qui est en train d’accoucher

Classe de 3°A, Collège Henri IV

 



Quelqu’un qui pleure
Quelqu’un qui crie
Un aveugle qui ne voit pas que le monde s’assombrit
Un homme qui s’endort pour toujours
Un prisonnier qui pleure sachant qu’il sortira un jour
Une veuve qui pleure
Ma grand-mère qui prie en pensant à un mode meilleur
Quelqu’un qui filme
Quelqu’un qui se réconcilie avec quelqu’un d’autre
Quelqu’un qui boit son café
Un ouvrier qui peint
Un consommateur qui achète
Quelqu’un qui sourit au soleil
Quelqu’un qui somnole
Quelqu’un qui fait du skate
Quelqu’un qui aboie comme un chien
Un voleur qui s’enfuit
Jean-Luc qui me regarde
Un chat qui dort
Quelqu’un qui tousse, qui tousse, qui tousse
Quelqu’un qui encaisse
Quelqu’un qui se pend
Quelqu’un qui pense que tout peut changer
Quelqu’un qui prie sans savoir qu’au bout il y a l’enfer
Quelqu’un qui est beau
Quelqu’un qui surveille
Quelqu’un qui distribue le courrier
Quelqu’un qui nettoie les vitres
Quelqu’un qui deale
Quelqu’un qui aide quelqu’un d’autre
Quelqu’un qui se bat dans sa vie
Quelqu’un qui est par terre et qui n’arrive pas à se relever
Quelqu’un qui se fait arrêter par le contrôleur
Quelqu’un qui achète, qui n’arrête pas d’acheter
Quelqu’un qui hésite
Quelqu’un qui saigne
Quelqu’un qui soigne

Classe de 3°1, Collège Pierre Brossolette
 



ACCIDENT
 

Par David Corre


Combien sont les êtres humains qui nous entourent ? Sept milliards, au bas mot ? Et parmi cette foule, combien en connaissons-nous vraiment ? Peu. Très peu. Nous sommes noyés au milieu de cette nuée.
Bien sûr, il y a aussi tous ceux que l’on connaît à peine, mais que l’on croise souvent. J’ai déjà écrit sur eux, ceux que j’ai appelés, ailleurs, les « inconnus familiers » : ceux que l’on croise chaque soir sur le retour de la boulangerie rentrant du travail avec leur serviette. Celle qui nous rend notre monnaie au supermarché, à qui on dit une petite phrase gentille, ou rigolote. Celles qui courent derrière leur poussette, sur le chemin de l’école, avant de courir à leur travail. Mais, même en comptant avec eux, nous ne connaissons finalement qu’une infime partie de l’humanité.
Pourtant, il faut bien croire qu’ils sont tout de même un peu comme nous. Nous partageons un fond d’humanité commun. La question de l’altérité traverse les civilisations humaines avec ses questionnements, ses interrogations sans réponses certaines. Et c’est peut-être ce qui nous fascine tant dans tous ces portraits, dans toutes ces photographies. Nous cherchons un peu ce qui nous ressemble, et ce qui nous différencie. Dans les photos volées, saisies au vol dans la rue, nous percevons la surface des choses et des êtres, mais nous cherchons presque inconsciemment ce qui explique le geste ébauché. Qu’est-ce qui peut justifier l’attitude avachie de ce restaurateur turc ? À quoi rêve-t-il ? Et cet homme échevelé, un livre dans la bouche : quelle succession d’événements peut expliquer une pose si grotesque ?
Et l’interrogation s’accroît encore face aux clichés d’Atget. À cent ans de distance, comment pensaient ceux qui sont tellement autres ? Contempler les photos d’Atget puis les contemporaines, c’est observer l'évolution des mœurs, des habitudes, voir combien nos vêtements sont différents, nos rues, même. Grâce à ces traces laissées, nous constatons que les prostituées de la fin du XIXème siècle étaient habillées plus décemment que… Oui : que de nombreuses jeunes filles d’aujourd’hui. On ne me fera pas croire que ces simples faits ne changent pas quelque chose. Alors, on y songe.
Ils nous en apprennent beaucoup, en effet, ces croquis pris sans crayon. Notre esprit se met à rêver devant ces éphémères instants fixés. Comme dans le hors-cadre : pas d’avant, pas d’après. Quel œil il faut pour saisir ces moments !
 

***

 
Lors de cette séance, Sergio a fait pénétrer tout notre petit monde dans les espaces illimités de la création littéraire : après le hors-cadre, il y a quelques semaines, grâce auquel les élèves avaient été invités à déchaîner leur imagination, il s’agissait cette fois-ci de quelque chose d’assez différent. Il s’agissait d’écrire pour de vrai. C’est-à-dire d’écrire, puis de réécrire. Puis de réécrire encore. Par amplification, seulement, mais, pour la première fois, il a fallu se relire pour continuer à écrire.
Cela n’a l’air de rien, mais l’essentiel de ce qui constitue l’écriture était contenu dans le dispositif de cette semaine : c’est à partir de ce qu’on a d’abord écrit que l’on va écrire, et inventer.
Par augmentations successives, à partir de quelques petites touches, d’une silhouette ébauchée, d’un espoir d’idée, nous allions parvenir à développer un portrait. L’entreprise est ambitieuse : en partant d’une forme humaine vague, née dans notre esprit ou croisée un jour, qui agit ou qui ressent, nous devions donner vie à un être humain individualisé. Un personnage, déjà. Partir d’un croquis, à peine une esquisse, et construire un personnage, toute une situation. Ambition nommée Littérature.

 
***
 

Mais, pour en arriver là, les élèves ont dû accepter de se tenir au bord du gouffre, de rester dans l’attente de ce qui allait éclore. Qu’allait devenir ce « quelqu’un » dont on devait d’abord se contenter ? Qu’est-ce qui explique l’action dont il est le sujet ? Pour nos élèves, ce n’est pas si simple. Ils aiment les réponses sûres et indéniables. Ils n’aiment pas que deux choses soient bonnes en même temps. Binarité. Manichéisme. Et après, ils déclarent ne pas aimer les mathématiques !
Pour suivre Sergio, cette semaine, les élèves ont dû consentir à beaucoup de choses, sans s’en rendre tout à fait compte. Accepter de répéter une forme peu tentante. Accepter la rature. Accepter la réécriture. Accepter qu’un personnage puisse naître de leur seule volonté, d’une sorte d’accident. Des personnages nés d’une humeur, d’une rencontre hasardeuse.
À bien y penser, nous sommes un peu comme ces créatures nées lors de cette séance : des accidents. Non ? Un spermatozoïde parmi une myriade d’autres. Celui-ci, et pas un autre.
C’est comme ça. C’est un accident. 

 

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